« What I’ve only ever been interested in is clothes that one has never seen before »
Déstructure, asymétrie, protubérances, non fini, volumes exacerbés, sculptures, enfermement, improbabilité, non fonctionnalité, imperfection, accident, … Les points d’ancrage des créations de Comme des garçons suivent de nombreuses pistes, brouillent les codes, bousculent la mode en un perpétuel et fascinant hors piste.
Événement majeur sur la planète mode, le MET de New York a choisi d’organiser pour la deuxième fois dans l’histoire du musée une exposition autour d’un créateur vivant. La première fois, c’était Yves Saint Laurent en 1972 et aujourd’hui Comme des garçons. Le conservateur Andrew Bolton a dû négocier, batailler avec Rei Kawakubo pour orchestrer cette exposition qui ne pouvait être « normale ». Il ne s’agit pas d’une rétrospective dont Rei Kawakubo n’aurait pas voulu ni de la mise en scène des seules dernières collections qui aurait été sans doute le choix de la créatrice. Au final la sélection s’est posée sur des collections qui demeurent des jalons importants en termes de créativité dans l’histoire CDG.
En titre, Andrew Bolton a choisi de parler de « Art of the In-Between », une notion sans doute d’abord à rapprocher de la conception japonaise du ma (en 1978 les Arts décoratifs de Paris proposaient Ma, l’espace temps au Japon). Cet intervalle mystérieux s’immisce, s’articule entre le corps et le vêtement comme ce kimono qui laisse place à la circulation de l’air et soustrait la vision du corps à l’oeil. S’ajoute aussi la notion de mu, s’approchant du vide.
Mentionnée en référence, la pirouette des énigmes zen, l’abstraction loufoque des koan, difficiles à réellement comprendre, à interpréter, est à accepter. Cette forme d’absurdité peut ainsi se conclure en posant une chaussure sur sa tête…
Les sous-titres dans l’exposition jouent sur les oppositions, les complémentarités ainsi Then/Now, Model/Multiple, Self/ Others, Fashion/Antifashion, Then/Now, High/Low, Object/Subject, Design/Not design.
40 ans de mode
Avec ses audaces, Rei Kawakubo a bousculé la mode dans les années 80, imposant le noir, la déstructure, la déconstruction, l’asymétrie, le goût de l’accident (pour perturber le maillage classique d’un tricot, elle n’hésitait pas à faire desserrer les boulons des machines), le non fini de bords francs coupés à vif, la déchirure, les trous… Les propositions furent multiples. Dès la première collection présentée à Paris (1981), la rupture était consommée. Se profilait aussi une forme de négation de la féminité enrichie par l’intellectualisation du vêtement. Pour le New York Times à l’époque : « Ce sont des vêtements pour de vraies femmes, pas des Barbie ». La troisième collection à Paris (pro)clamait « Destroy ». Et si dans les années 80 Rei Kawakubo a été dans l’air du temps, elle n’est pas restée engoncée et enfermée dans ce style qui l’avait propulsée sur le devant de la scène. Pas de carcan, pas de compromis pour elle ; chaque saison les compteurs sont remis à zéro, tout en gardant la même rigueur dans de nouvelles explorations. S’ensuivirent moult chemins de traverse : Afrique, lingerie, Royaume-Uni, punk, cubisme…, télescopages d’inspirations au service d’un résultat toujours innovant, décapant les clichés d’une mode ronronnante.
Dans son histoire de mode, Rei Kawakubo a deux grandes ruptures. Une première fois en 1979 pour forger ce qui allait devenir son style et une nouvelle étape en 2014 où elle s’éloigne finalement complètement de la fonction du vêtement pour partir vers d’autres sphères. « Pourquoi des bras » avais-je écrit après une collection où le vêtement enfermait le corps, l’enrobait et se muait quasi en sculpture.
De nombreuses collections ont aussi marqué les esprits et certaines ont droit de cité dans l’exposition. En 1997 Body meets dress fusionne le corps avec le mouvement et là, plus de distance, plus d’espace, mais une silhouette moulée, modelée et bosselée avec l’ajout de protubérances pour un corps transformé, déformé, transfiguré. Quasimodo des temps modernes, la collection Body meets dress, Dress meets body propose la mise à carreaux de vêtements stretch aussi utilisés par Merce Cunningham pour le ballet Scenario.
La collection Cubism du printemps été 2007 joue sur les collages de formes et s’impose un rond rouge, souvenir d’un soleil levant ?
Dans la collection 2D, Flat Design ou 2 Dimensions, de l’automne-hiver 2012 tous les vêtements étaient conçus à plat, rigides, le volume étant donné par le corps qui s’y inscrit, se déploie pour mieux s’aplatir, poupées de papier déambulant mécaniquement.
Aujourd’hui
Les dernières collections ne cessent de repousser les frontières, le vêtement aussi grandit, se déploie dans une démesure baroque. Pour l’automne hiver 2016 : punk et XVIIIe siècle ont fusionné. Période dynamitée par la révolution française, la fin de siècle tourne la page sur les fastes et proclame (fut-ce temporairement) la république. Dans un siècle où les codes du luxe sont en vigueur à la cour va s’inviter une vision anachronique et punk. Le vêtement joue sur des strates, des épaisseurs tandis que le volume se dessine par plans qui se superposent, s’additionnent. Si la fleur fait tapisserie, des matériaux contemporains lui dament le pétale. Disruption avec matière plastifiée façon vinyle lisse et brillant. Vêtements carapaces, articulés, armures d’un nouvel âge, allure hiératique de fantômes de samouraïs. Froufrous, superposition d’éléments, empilage, excroissances. Carrure démesurée, oversized, bras ballants augmentés. Incongruité de trous, espaces ouverts sur corps morcelé. Démarche altière et mécanique de princesses impossibles d’un monde où la création est reine. Vestiges d’hier pour mode d’aujourd’hui. Paniers, plis Watteau, robes à volume fusionnent avec excroissances, superpositions. Enseveli, englouti, le corps semble parfois proche de la disparition sous l’amoncellement des tissus dans une exquise procession hors du temps.
Blue Witch (printemps-été 2016) magnifiait le bleu, les volumes et juxtaposait les matériaux, ajoutant avec panache des plumes pour sorcières contemporaines. Collection baroque aux volumes de théâtre pour nouvelles merveilleuses et incroyables du XXIe siècle.
Invisible clothes, la collection du printemps-été 2017 accentuait la démesure des volumes, sculptures en mouvement, oeuvre au noir, cocons mortifères, tartans, silhouettes bibendum… Et enfin pour l’automne hiver 2017 les formes flirtent avec le biomorphisme d’un Hans Arp. Enveloppes, cocons nuageux, sculptures fantasques dans des matériaux doux ou rêches, ou encore bourrette, papier kraft, aluminium, ornés de trous, ouvertures, découpes, patchworks… Pandore née de terre et d’eau mise en marche, hiératique, impériale.
L’exposition se découpe en niches, espaces blancs immaculés qui donnent à voir, parfois entrevoir, par groupes un, ou deux modèles ou une dizaine de silhouettes, portraits de groupe d’une collection au sol ou en élévation.
Cette exposition majeure ne fait que confirmer l’importance du talent et l’incommensurable créativité de celle qui est sans doute devenue sans le vouloir, sans, sans doute, même l’imaginer au départ une référence absolue en mode. Reconnue par ses pairs pour un bouillonnement créatif sans fin, Rei Kawakubo ne cesse de repousser le bouchon de la création.
L’influence de Comme des garçons dans l’histoire de la mode en Occident peut aussi aujourd’hui être mesurée. S’il n’y avait pas eu cette révolution venue du Japon dont elle incarne la figure majeure, la mode aurait sans doute poursuivi un cheminement différemment, dans un registre de féminité, de glamour mettant souvent la femme sur un piédestal, mais de quasi femme objet. La symétrie occidentale héritée de la Grèce et jamais vraiment mise à mal auparavant découvrit une mode en rupture et s’en inspira pour se recréer aussi. Si la mode occidentale avec (grâce à ?) Comme des garçons s’est mise à broyer du noir avec délices, elle n’a cessé depuis d’être bousculée au fil des saisons. Quant à l’omnipotence du noir, Rei Kawakubo la remettait déjà en question en 2002 avec son : « Red is the new black ».
Une parenthèse surenchantée à voir absolument et pas seulement pour les amateurs souvent inconditionnels…
Photos
Paolo Roversi et Craig Mac Dean
Bien sûr, Comme des Garçons; on est pris par la poésie artistique malgré la dureté « possible » des messages. Reï Kawakubo influence les designers notamment, la jeune génération plus particulièrement mais je me pose, tout de même, toujours cette question: crée-t-elle vraiment des vêtements? Dans tous les cas, quel bel article et que beau choix de photographies.
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